Maryse Boudehent - Un pain s'il vous plait

Un pain s'il vous plait



 

Un pain s'il vous plaît.

 

 

Un pain s'il vous plaît.

Je m'exécute et j'envoie mon poing dans la gueule de Madame Fontaine. Un silence de mort s'abat dans la file de clients.

Je crie :  Au suivant!

Le suivant, c'est Monsieur Roussel.

Je n'ai besoin de rien , parvient-il à articuler difficilement.

Qu'est-ce que tu fais là alors, vieux con?

Je sors un révolver de ma caisse et je tire sur Monsieur Roussel à bout portant.

Ça t'apprendra à faire perdre leur temps aux gens qui bossent , que je dis en rengainant mon révolver dans la poche de mon tablier à carreaux roses et blancs.

Monsieur Roussel s'écroule, raide mort.

 

Au suivant! , que je hurle.

Les clients qui restent dans la file sont tétanisés. J'en vois deux qui rampent vers la sortie. Je les dégomme aussi.

J'ai dit au suivant ! , que je hurle à nouveau.

 

Le suivant est une suivante. C'est la grosse Madame Emery. Je ne peux pas la piffer. Quand j'étais encore en période d'essai à la boulangerie Roche, c'est avec elle que j'ai eu ma première prise de bec. J'ai même failli me faire virer. Madame Martin m'avait obligée à présenter mes excuses à la grosse Emery. Je n'ai jamais oublié.

 

Une religieuse au café , demande Madame Emery.

Y'en a plus! , que je lui réponds

Et ça, c'est quoi Mademoiselle? , qu'elle me rétorque avec son air pincé.

Une religieuse au café , que je lui dis sans me démonter.

Donnez-la moi!

Impossible, elle est réservée.

Tiens donc! me rétorque la grosse, et à qui donc, s'il vous plaît?

À moi! , que je lui réponds en me l'enfournant dans le bec.

 

Madame Emery pousse un affreux grognement et se met à baver quelque chose de sanguinolent. Ses yeux sont révulsés. Elle attrape mon cou avec ses mains de sorcière et me secoue comme un prunier. Je me mets à hurler et je me réveille en nage.

 

Il est sept heures quarante cinq. Mon réveil n'a pas sonné. Je saute de mon lit et dans mes fringues de la veille. Je claque la porte de mon deux-pièces cuisine et je dévale les escaliers quatre à quatre. Je dois être à la boulangerie à huit heures pétantes. Madame Martin ne supporte pas que ses employés arrivent en retard. Tout compte fait, j'arrive avec vingt cinq secondes d'avance. Je dis bonjour à Madame Martin, je passe au vestiaire enfiler mon tablier à carreaux roses et blancs et je m'installe derrière le comptoir.

 

Un pain s'il vous plaît.

Je m'exécute en souriant, je rends sa monnaie à mon premier client et je lui souhaite une bonne journée.

 

Une baguette

Un demi-complet

Trois éclairs au chocolat

Un campagne tranché et une ficelle

Un pain au chocolat

Un lodève pas trop cuit

Vous n'avez pas moins cuit?

Plus gros

Un peu plus cuit s'il vous plaît

Vous n'avez plus de pain d'épices?

Un croissant et deux pains au chocolat

 

Ça défile comme ça toute la matinée. La boulangerie Martin est très cotée. Quand la pendule affiche treize heures, je n'ai pas encore eu le temps d'avaler un croissant. Maintenant, il n'y en a plus. Ils ont tous été vendus. Dans la vitrine, il ne reste qu'une religieuse au café. Je la prends et je mets deux euros cinquante cinq dans la caisse. Je m'apprête à croquer dedans quand je sens une main qui se pose sur mon bras. C'est la main de Madame Martin.

 

Désolée Sandrine, cette religieuse est réservée!

À qui ? , que je lui demande.

À Madame Emery. Elle vient de téléphoner. Je lui ai dit qu'il en restait une.

 

Je repose la religieuse au café dans la vitrine et je reprends mes deux euros cinquante cinq dans la caisse.

Vous devriez l'emballer, dit Madame Martin.

J'attrape la religieuse au café et je la dépose sur un petit carton prévu à cet effet.

 

Tenez, je vous offre ce Paris-Brest, dit Madame Martin.

Non merci , je n'aime pas ça.

Tant pis pour vous, dit Madame Martin, c'était de bon cœur.

 

Madame Martin replace le Paris-Brest dans la vitrine et disparaît dans l'arrière boutique. Elle est vexée.

Je regarde fixement la religieuse au café.

Pas de client en vue. Juste un fox-terrier à poils durs qui fait ses besoins devant la porte d'entrée de la boulangerie.

Merde ! , que je grommelle.

 

J'attrape une serviette en papier et je me dirige promptement vers le chien qui se sauve en courant. Je ramasse la crotte fraîche dans la serviette en papier; je reste songeuse quelques instants puis je reviens derrière le comptoir.

Toujours pas de client en vue.

Madame Martin boude toujours dans l'arrière boutique.

 

J'engloutis la religieuse au café et je la remplace par la merde du fox-terrier. Je soigne particulièrement l'emballage que je termine juste au moment où Madame Emery entre dans la boulangerie.

 

Bonjour Madame Emery, que je lui lance d'un ton enjoué, votre paquet est prêt.

Très bien, répond Madame Emery, combien vous dois-je?

Rien, que je lui dis, aujourd'hui, c'est la maison qui offre.

Tiens!? , s'étonne Madame Emery, et en quel honneur je vous prie?

Mais parce que vous êtes une de nos meilleures clientes, que je lui dis.

Et bien, vous remercierez Madame Martin de ma part.

Je n'y manquerai pas, que je lui réponds. Bonne journée, Madame Emery.

 

Madame Emery grommelle un vague merci et déplace son gros derrière vers la sortie. Je me dirige vers le vestiaire, j'ôte mon tablier à carreaux roses et blancs et je me dirige vers l'arrière-boutique.

 

Il est quatorze heures Madame Martin, je m'en vais.

Madame Emery est passée chercher sa religieuse au café?

Oui, oui.

Alors à demain ! , dit Madame Martin.

 

Quand je sors dans la rue, je me sens légère, comme apaisée.

Demain, je n'irai pas travailler.

Demain ni plus aucun autre jour.

Je ne suis pas faite pour ce métier.