Maryse Boudehent - tais toi et brique

tais toi et brique



 

Tais-toi et brique !

 

 

« Une bonne ménagère est une ménagère maniaque », disait Madame Péron.

Alors maman l'est devenue. Ça a commencé tout doucement comme une maladie qui la rongeait en dedans et puis ça l'a gagnée, comme le tiercé. Elle s'est mise aux lustres, aux cuivres et à tous les ramasse-poussière. Elle passait l'aspirateur et la serpillère derrière toutes les traces que les gens venaient faire chez nous parce que ça aurait fait mauvais genre d'être tout le temps dessus avec des patins.

« Il faut que tout soit propre pour que les gens ne racontent pas après vous, disait aussi Madame Péron, des fois que la mort vous faucherait en route. »

Alors on faisait le ménage avant de partir, la peur au ventre, celle de mourir et celle du qu'en-dira-t-on de Madame Péron. Entre nous, on se disait bien que c'était bête, parce qu'une fois mort, qu'est-ce qu'on pourrait bien en avoir à faire des cancans de Madame Péron? À moins que la honte, on l'emmènerait avec nous, de l'autre côté du ciel; une honte tellement honteuse qu'on ne pourrait même pas la laisser aux autres, ici, sur la terre, et qu'il faudrait la traîner toujours avec nous comme un affreux boulet d'éternité.

« Tais-toi et brique ! », disait maman en regardant notre maison avec des centaines d'yeux Péron, des yeux globuleux qui voient tout même ce qui ne se voit pas.

« L'œil de Moscou », disait mémé qui n'aimait pas la mère Péron.

C'était réciproque.

Quand elles se croisaient dans l'escalier, elles se crêpaient le chignon pour savoir laquelle en avait porté le plus, porté du monde, porté des maladies et des souffrances, les leurs et celles des autres, tell'ment porté que ça leur avait fait des boules, comme des colliers de saucisses. Avec leurs bas à varices, ça cachait un peu mais on voyait quand même.

C'était moche.

Moche aussi pour maman qui disait comme les deux pour ne pas faire d'histoires. Quand mémé est morte, ça a simplifié les choses. Pas pour la mère Péron qui a dû s'en prendre aux Flavique, nos voisins du cinquième.

C'est drôle la vie, hein? Un jour c'est comme ça et le lendemain, c'est autrement. C'est pour ça qu'il faut profiter du bonheur. « Ça dure pas », disait la Péron en jetant un œil sur la photo de mémé qu'on avait posée sur la télévision, « même chez les Flavique ça durera pas; à force de rire, ils finiront par s'user les dents. »

Ça ne risquait pas de lui arriver à la Péron; elle n'en avait plus depuis sa dernière grossesse.

« À chaque gosse, une dent », qu'elle disait.

Elle, elle en avait eu quatre et ça lui était tombée sur huit à chaque fois. Pas de chance. Ça ne donnait pas envie d'en avoir.

Elle avait bien un appareil dentaire, mais elle disait que ce n'était pas pratique à cause des microbes, surtout ceux qui se mettaient en dedans et qui faisaient des kystes.

Si elle avait pu la Péron, elle aurait passé son temps dans l'eau de javel. Même qu'à force de se laver, elle avait la peau qui pelait. Le docteur Frémont lui avait dit d'arrêter mais elle ne pouvait pas s'empêcher. On se demandait bien de quoi elle se sentait si sale. Peut-être du tonton vicieux qui l'avait tripotée quand elle était petite. C'est ce qui lui faisait dire: « Tous les hommes sont des cochons. »

À commencer par le sien qui était parti avec la fille Nolleau de la rue du presbytère. La Péron disait qu'elle n'avait rien vu venir.

Ça ne m'étonne pas, à force de regarder chez les autres.

« Tais-toi et brique ! » , disait maman.

Ce qui l'énervait surtout la Péron, c'est qu'elle ne voyait rien chez les Flavique. Il y avait bien leur fille Christine qui venait toujours toute seule avec son bébé mais la Péron n'avait pas réussi à savoir qui était le père, ce qui fait qu'elle avait été obligée d'en inventer un, même plusieurs, et de raconter partout que Christine Flavique était une putain et qu'elle couchait avec tout le monde, surtout avec les hommes mariés, sauf avec le sien qui était déjà parti avec la fille Nolleau de la rue du presbytère mais la Péron n'aimait pas tellement qu'on parle de son mari. Elle disait qu'elle aurait préféré le voir mort plutôt que parti comme ça surtout que la fille Nolleau ne visait que son pognon et que, quand elle aurait fini de la plumer, elle le jetterait comme les autres. « Enfin on ne sait jamais, un accident est si vite arrivé », qu'elle avait dit comme si elle l'avait reniflé.

Peut-être que c'est aux Flavique qu'elle pensait en disant ça parce que le trois janvier, c'est Madame Flavique qui a valsé avec Christine, la poussette et le bébé. La voiture qui a brulé le feu rouge a pris la fuite et la police ne l'a jamais retrouvée.

Christine Flavique s'en est sortie mais elle est restée handicapée. Elle ne savait plus qui elle était. Ses beaux cheveux roux tombaient en plaques. Le docteur Frémont disait que c'était de la pelade. Elle ne savait plus le temps qui passait et elle ne reconnaissait plus personne. Elle appelait Monsieur Flavique « mon capitaine ». Quelquefois elle riait, alors Monsieur Flavique riait aussi. Il lui parlait de son bébé. Le docteur Frémont disait qu'il fallait laisser faire le temps.

 

À l'enterrement, Monsieur Flavique était complètement perdu.

Heureusement, la Péron était là.

Elle a été formidable et elle s'est occupée de tout: le choix des cercueils, Ni fleurs ni couronnes et même les vêtements de mort de Madame Flavique et du bébé. Monsieur Flavique voulait qu'ils soient incinérés alors la Péron l'a accompagné au crématorium. La cérémonie était très belle et monsieur Flavique est resté très digne. Il a seulement hurlé quand il s'est rendu compte que le feu allait prendre le cercueil de sa femme alors la Péron l'a étouffé dans ses bras pour qu'il se taise.

Tout le monde les regardait.

Monsieur Flavique avait choisi deux cœurs en bronze pour enfermer les cendres, un grand pour celles de sa femme et un petit pour celui du bébé. Il les gardait toujours avec lui. Même la nuit, il dormait avec.

Péron accompagnait tous les jours Monsieur Flavique à l'hôpital mais elle ne rentrait jamais dans la chambre de Christine. Elle attendait dans le couloir. Monsieur Flavique ne restait jamais plus d'une heure.

Et puis un jour, Christine Flavique est morte.

Monsieur Flavique a eu beaucoup de chagrin. Péron a même eu peur que Monsieur Flavique se suicide alors elle s'est installée chez lui pendant quelques temps, le temps de faire un peu de ménage.

« C'est mauvais de s'enfermer dans ses souvenirs » , qu'elle disait à Monsieur Flavique en emballant les vêtements de Madame Flavique pour le Secours Catholique. « Vous ne ferez plus rien avec tout ça maintenant. Autant le donner à des gens qui en ont besoin. »

Monsieur Flavique n'a pas répondu.

Pendant huit jours, il n'a répondu à rien.

Le neuvième jour, on a retrouvé Péron en bas de l'escalier.

Elle était morte.

Tous ceux qui disent que c'est Monsieur Flavique qui l'a poussée avant de se pendre dans le grenier sont des mauvaises langues.

Le neuvième jour, quand j'ai regardé Péron monter chez Monsieur Flavique, déguisée avec une robe de Madame Flavique qu'elle devait emmener au Secours Catholique, maman m'a dit: « Tais-toi et brique! »

Alors j'ai briqué. J'ai briqué, briqué, briqué jusqu'à me faire saigner les doigts sur les marches de l'escalier et je n'ai rien dit.

 

Quand Péron a dérapé dans l'escalier, j'ai pensé qu'elle avait raison quand elle disait que le bonheur ça dure pas.